Dans la région métallifère industrielle et ouvrière de la Toscane du Sud, j'ai exploré avec Sandra Rougier l'histoire d'une usine américaine de production de titane et de dioxyde de titane.
Sandra Rougier est à l'initiative du projet et en nous associant, nous avons pu découvrir les enjeux environnementaux qui découlent de cette industrie. En effet, parcourant la région, nous nous sommes retrouvées nez à nez avec d’immenses montagnes oranges en plein milieu d’un parc naturel. Ces dernières se révèleront être les déchets de cette usine.
Zone interdite et strictement gardée, nous avons réussi à déjouer la surveillance et à grimper dessus lors de nos expéditions photographiques diurnes et nocturnes. Pénétrer dans la zone de l'usine fut plus risqué, il fallut fuir de patibulaires gardes. Pendant 2 ans et au cours de 3 séjours, grâce au bilinguisme de Sandra Rougier, à sa bonne connaissance de la région et son travail photographique préalable sur les mines de la région, nous accumulèrent enquêtes sur le terrain et longs entretiens. Les sources journalistiques nationales, scientifiques, les expertises sont abondantes mais pleines de trous. Elles sont bien souvent contradictoires, voire manipulées. Mais on constate bien la pollution des nappes phréatiques et de l’eau des rivières. Sa visibilité st largement camouflée et censurée par une sorte de toile d'araignée d'intérêts mafieux, de profits, et de politiques internationales au plus haut niveau. L'usine est en effet, à ce moment-là, dirigée par l’une des plus grandes familles d’industriels de la chimie américaine, connue pour mêler politique et lobbying auprès des grandes puissances internationales. Les enjeux autant industriels que politiques sont tentaculaires. Nous avons dû patiemment tirer tous les fils de cet écheveau, et nous appuyer sur la population locale, qui est fortement mobilisée afin de préserver leurs eaux.
Ces anciennes carrières minières sont maintenant remplies à ras bord par ces déchets, ces boues oranges venant par camions s'y déverser en continu nuit et jour. Les habitants, inquiets, sont actifs, refusant que d'autres carrières vides de la région soient remplies. Les batailles juridiques sont vives, car cette population locale s’est progressivement informée, et est devenue de véritables experts avertis et compétents.
Le titane et le dioxyde de titane sont produits par les industriels à partir de manipulations chimiques d’une pierre primitive - l’ilménite - qui provient de gisements se situant dans d'autres pays et qui sont importés pour y être traités en Italie. C'est un matériau très prisé car il est utilisé actuellement dans de nombreux secteurs, industriels, alimentaires. Si on trouve le dioxyde de titane, un blanchissant, dans nos aliments, il vient néanmoins d'être interdit dans l'alimentation par des décrets européens à cause de ses effets délétères et cancérigènes sur la santé. Mais on le retrouve néanmoins partout, dans les cosmétiques, les dentifrices, les peintures etc. Il se retrouve aussi au coeur de notre chair avec la chirurgie orthopédique qui greffe des prothèses en titane. Il servira aussi aux scientifiques pour construire et propulser dans l’espace divers objets interstellaires comme des fusées, des satellites, des robots ou des rovers etc. Ils sont utilisés pour l’étude des exoplanètes, pour la compréhension de la formation de l’univers, ainsi que pour la recherche d’éventuelles traces de vie en dehors de notre galaxie.
Nous avons voulu alors comprendre l'histoire de cette pierre primaire, l’ilménite. Grâce à l'aide des scientifiques géologues du Museum d'Histoire Naturelle de Paris ainsi qu’à ceux de Sienne en Italie, nous nous sommes documentées sur la cosmologie et l'histoire de la formation de la Terre. En effet, l'ilménite est venue, comme les autres roches, dans les météorites issues des astéroïdes, bombardant massivement la Terre il ya 4 milliards d'années. L'énergie chimique dans les roches ainsi que l'eau ont produit les premiers acides animés. Ainsi, cette pierre primaire, l’ilménite, porte en elle la signature de l’origine de la vie.
Or, nous constatons maintenant sa destruction, avec l’extraction de ces gisements dans divers pays et surtout avec ces transformations industrielles en Italie. Il est donc ironique de constater que ce nouveau matériau, le titane, est dorénavant réinjecté dans l’espace d’où il vient. Il est indispensable autant aux nouvelles guerres des étoiles commerciales et militaires auxquelles se livrent les différents pays qu'aux recherches scientifiques.
Alors que cette roche a participé à la naissance de notre espèce (d'où notre titre "Nous les roches"), alors qu'elle est notre ancêtre en quelque sorte comme le pensent les Peuples Premiers, voilà qu'elle devient, par la main de l'homme, une tueuse de ses propres enfants.
Pour l'exposition à la galerie Art+art, considérant la photographie comme une métamorphose, animée, minérale et organique du réel, cette expédition sur le terrain deviendra notre laboratoire miniature et poétique.
Pratiquant différentes techniques photographiques numériques et argentiques, sur verre et sur papier, nous avons fait des virages avec les minéraux qui sont intervenus. Nous avons aussi intégré les déchets et le produit industriel (le dioxyde de titane) dans les photographies sur verre. Cela deviendra ainsi une dystopie apocalyptique où la Terre recouvrira progressivement de titane et des déchets oranges.
Nous avons aussi conçu une vidéo à quatre mains, en prenant le parti de créer une fiction utopique, réparatrice celle-ci, où nous « soignons", métaphoriquement et artistiquement, cette espèce minérale, source de vie. Nous la rendons alors "soignée" à son milieu d'origine, la Terre, bloquant poétiquement ce cycle infernal.
Comments