Enver Hoxha, au pouvoir de 1941 à 1985, fut le dirigeant communiste autocratique de l’Albanie. Il fit construire pendant la guerre froide173000 bunkers à travers le pays craignant des attaques atomiques de la part de ses voisins. Entretenant une large paranoïa, il a, au propre et au figuré, "bunkerisé" l’Albanie pendant près de 50 ans. Il en a fait un des pays communistes les plus fermés au monde.
La répression intérieure, la surveillance par écoutes, la persécution de la population constamment susceptible d'être des ennemis du peuple furent d’une rare férocité.
Deux de ces bunkers dans la capitale de Tirana - parmi les plus impressionnants - furent de véritables villes souterraines qui étaient tenues secrètes. Elles ont été transformées en 2014 et en 2016 en musées d’Histoire et de l’Art par une équipe internationale et albanaise de journalistes, historiens et commissaires d'exposition.
On peut visiter 2 de ces spectaculaires bunkers. Le premier se situe à flan de montagne, à la lisière de la ville : le Bunker’ART 1. Cette immense ville souterraine, bien cachée, était réservée à Hoxha, à sa famille, à sa garde rapprochée et à toute la nomenklatura.
Le deuxième bunker ouvert au public est situé dans le centre-ville, c'est le Bunker'ART 2. Il est très impressionnant, nous faisant entrer dans les cellules et les couloirs de la terreur, selon une scénographie précise. Relié au ministère de l’intérieur situé à proximité, il fut dévolu aux tortures, aux assassinats, à la répression de la police secrète. Il contient maintenant les archives de cette police, celle des camps, des déportations et internements.
La muséographie du Bunk'Art2 présente de nombreuses inventions artistiques et scénographiques. Mais le plus surprenant, dérangeant, réside dans une suite de petites salles sombres, où sont présentés de fac-similés de photos. On imagine que ce ne sont pas les originaux bien qu'on n'en soit pas sûr, qu'on puisse s'y méprendre et que finalement l'on doute. Que cela soit indécidable est donc extrêmement troublant. Ces photos sont plaquées sur les murs dans un accrochage apparemment brut voire brutal.
Pourquoi cette étonnante négligence dans un musée qui invente pourtant dans d'autres salles de très modernes scénographies? Pourquoi ce surprenant choix ? Au premier abord, le choc est insidieux. Assistons-nous à la reconstitution hâtive de crimes anciens pour un procès à venir dont nous serions, de force, les jurés ?
Je décidais d'y rester un temps long, laissant défiler les visiteurs devant moi. Un sentiment de précarité extrême, de menace m'imprègna alors, d'insécurité aussi, de déchirement et d’arrachage. Les photos semblent comme issues d'un geste de récupération in extremis, comme si elles avaient été sauvées dans la précipitation avant la destruction. Ce qui fut le cas bien sûr.
Volontairement ccrochées de traviole, mal collées sur des supports bricolés, elles sont plus ou moins cornées. Présentées à l'inverse des principes de conservation usuels des archives ou des fac-similés dans les musées, ces documents visuels sont comme jetés à la hâte sur le mur. Si cela peut sembler une présentation désuète et sans soin, ce n’est qu'une apparence car l’audace muséographique est bien réelle. Notamment par le parti pris de se situer bien à contre-courant des expositions d’archives mémorielles usuelles. Ces dernières sont présentées avec une certaines mise à distance du visiteur, souvent sous vitrines, et en quelque sorte sous haute protection muséale.
Ici, à Tirana, en Albanie, dans ce musée de l'horreur des années de la dictature de Enver Hoxha, dans ces quelques salles précisément, on n’enjolive pas, on ne restaure pas, on ne modernise pas, on ne met pas au goût du jour, on "désoeuvre" l'idée même de musée. Et même, on réitère la presque disparition en nous propulsant dans une ruine. Et cette dernière apparait ainsi et encore, maintenant et plus que jamais, sous le coup d'une possible disparition.
On comprend que la mémoire, altérée et abîmée par ces atrocités, si elle n'est pas totalement détruite, ne sera jamais totalement réparable dans le temps. Elle ne survit que par ces quelques ruines et donc par notre regard empli d'un mélange d'émotion et d'accablement. C'est donc parce qu'elles sont encore en mouvement que cette mémoire semble impossible à mettre "en musée". Et le mouvement, c'est nous, les visiteurs. Subsistant ici sous forme de ruines, de ruines à la fois réelles et imitées, (ou les deux, nous ne saurons pas) elles sont bien in vivo et in situ devant nous, malgré nous et pour nous. Nous sommes devenus ainsi des témoins. Nous pouvons témoigner à notre tour. L'audace aura été de ne pas séparer dans la présentation, reproduction et altération.
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